Dans une grande opération « mains propres », la justice belge a commandé vendredi une série de perquisitions et d’interpellations dans ce qui pourrait être une affaire de corruption impliquant des membres du Parlement européen et un pays du Moyen-Orient, sans doute le Qatar. L’une des quatorze vice-présidents de l’institution, la Grecque Eva Kaili, fait partie des mis en cause. Son mandat lui a été retiré dans la soirée de samedi.
Une enquête fédérale a été discrètement lancée mi-juillet en Belgique sur une organisation criminelle présumée, soupçonnée d’ingérence dans la politique de l’Union européenne, au nom du Qatar, ont révélé le quotidien belge Le Soir et le magazine flamand Knack. Le procureur fédéral du royaume belge a confirmé qu’il s’agissait d’une possible corruption impliquant un État non identifié du Golfe et au moins un membre du Parlement européen.
Le communiqué explique que les enquêteurs de la police judiciaire fédérale soupçonnaient depuis des mois un pays du Golfe de tenter d’influencer les décisions économiques et politiques du Parlement européen en « versant de grosses sommes d’argent ou en offrant des cadeaux importants à des tiers avec une position politique et/ou stratégique significative au sein du Parlement européen ». De sources concordantes, les médias belges désignent le Qatar, pays organisateur de la Coupe du monde de football, sur lequel pèsent de forts soupçons de pratiques corruptrices récurrentes.
Le juge qui instruit l’affaire, Michel Claise, est un ancien avocat, aujourd’hui spécialiste des affaires financières et de blanchiment. Très critique des politiques belges qui donnent peu de moyens pour lutter contre la corruption, le juge Claise n’a pas choisi la date au hasard : ce vendredi 9 décembre était la journée internationale de lutte contre la corruption.
Dès le déclenchement des opérations, vendredi matin, pas moins de seize maisons et appartements ont été perquisitionnés à quatorze adresses différentes par les agents de l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) à Bruxelles, à Ixelles, Schaerbeek, Crainhem, Forest et Bruxelles-Ville.
Un ancien eurodéputé italien du groupe Socialistes et Démocrates (S&D), Pier-Antonio Panzeri, et le « patron » mondial des syndicats, Luca Visentini, le secrétaire général fraîchement élu de la Confédération internationale des syndicats, ont été interpellés dans la matinée. Au domicile du premier, dans un coffre-fort, les enquêteurs de l’OCRC ont découvert près de 600 000 euros en liquide.
Le siège de l’organisation Fight Impunity, fondée et présidée par Panzeri, situé dans le centre de Bruxelles, a été perquisitionné également. Cette ONG « lutte contre l’impunité pour de sérieuses violations des droits humains » et pour la justice internationale. Eurodéputé depuis 2004, Panzeri avait été condamné en 2017 par la Cour européenne de Luxembourg à rembourser 83 764 euros de dépenses indues au Parlement européen. En 2019, lors d’une conférence de presse à Doha, il avait estimé que le Qatar était sur la bonne voie pour devenir une référence en matière de protection des droits de l’homme.
Quelques heures plus tard, la Grecque Eva Kaili, l’une des quatorze vice-présidentes de l’institution était arrêtée à son tour. Son domicile a été perquisitionné vendredi en fin de journée et elle a été emmenée pour audition par le juge Claise. Selon le journal L’Echo, « plusieurs sacs remplis de billets » ont été découverts au domicile bruxellois de la vice-présidente, que la police a décidé de perquisitionner après avoir surpris le père de l’élue en possession d’une grosse quantité d’argent liquide dans « une valise ». Son mandat de vice-présidente lui a été retiré ce samedi soir.
Le bureau des assistants de deux députés du groupe S&D, les Belges Marc Tarabella et Marie Arena ont par ailleurs été fouillés par les enquêteurs et placés sous scellés jusqu’à lundi, pour permettre à la police de faire son travail. Selon l’agence Belga, l’assistante parlementaire de l’ancienne ministre belge Marie Arena, d’origine italienne, travaillait il y a un an pour Fight Impunity. Un assistant parlementaire du groupe Parti populaire européen (PP) a également été interrogé. Les enquêteurs se sont aussi rendus aux domiciles de deux conseillers et d’une fonctionnaire du Parlement européen.
Deux autres hommes ont été interpellés : le directeur, d’origine italienne, d’une ONG, ainsi que Francesco Giorgi. Il s’agit d’un ancien assistant parlementaire de Panzeri, qui travaille toujours pour le groupe S&D, et qui est surtout le compagnon d’Eva Kaili.
Samedi les auditions de cinq suspects se poursuivaient à Bruxelles, selon un porte-parole du parquet fédéral, tandis que l’AFP apprenait d’une source gouvernementale à Rome que l’épouse et la fille de Pier-Antonio Panzeri avaient été interpellées à leur tour.
Compte tenu de l’immunité dont jouissent les parlementaires européens, les interpellations ne sont en principe possibles qu’en prenant la personne en flagrant délit. Âgée de 44 ans, Eva Kaili est une ancienne présentatrice de journaux de la télévision grecque, élue eurodéputée depuis 2014, et réélue en 2019. Depuis le début de l’année, elle est vice-présidente, chargée, entre autres, des relations avec le Moyen-Orient. Aucune information n’a pour l’instant filtré sur ce potentiel flagrant délit.
Kaili a rencontré au Qatar peu avant le début du Mondial de foot le ministre du Travail Ali bin Samikh Al Marri. L’élue grecque avait salué à cette occasion, au nom de l’UE, l’engagement du Qatar à « poursuivre les réformes du travail », selon un tweet de l’ambassadeur de l’Union à Doha Cristian Tudor. « Aujourd’hui, la Coupe du monde de football au Qatar est une preuve concrète de la façon dont la diplomatie sportive peut aboutir à une transformation historique d’un pays dont les réformes ont inspiré le monde arabe », avait aussi déclaré Eva Kaili à la tribune du Parlement européen le 22 novembre. « Le Qatar est un chef de file en matière de droits du travail », avait-elle affirmé.
Sans attendre de pouvoir entendre sa version des faits, le mouvement socialiste panhellénique, le PASOK, a écarté dès vendredi soir Kaili de ses rangs. « Il existe des pressions au sein du parti pour que Mme Kaili cède son siège au parlement européen », précise un membre du parti socialiste grec à l’AFP. « Pour le moment, elle ne souhaite pas céder son siège car elle sait que cela induirait une levée de son immunité parlementaire », a expliqué un autre élu grec.
En parallèle de ces révélations, les eurodéputés Verts et socio-démocrates ont fait savoir qu’ils s’opposeraient au démarrage de négociations sur une libéralisation des visas pour les Qataris dans l’UE.
Réunis à partir de lundi à Strasbourg, les eurodéputés devaient en effet valider l’ouverture de pourparlers entre le Parlement européen et les Etats membres de l’UE en vue de finaliser un texte dispensant de visa les ressortissants du Qatar et du Koweït se rendant dans le bloc européen pour une durée maximale de 90 jours, sous réserve d’un accord de réciprocité avec ces deux pays. Les Etats membres ont donné leur feu vert en juin.
Mais l’opération anticorruption de la police belge perturbe cet agenda. Le rapporteur du texte, l’eurodéputé Vert allemand Erik Marquardt, a annoncé qu’il s’opposerait finalement au lancement des pourparlers. Et son groupe politique a suivi. « Zéro tolérance pour la corruption. Les Verts vont s’opposer lundi au mandat pour démarrer les négociations sur une libéralisation des visas avec le Qatar », a indiqué sur Twitter la co-présidente des eurodéputés Verts Terry Reintke.
De son côté, le groupe des socio-démocrates (S&D) réclame « la suspension des travaux sur tous les dossiers et votes concernant les États du Golfe, en particulier sur la libéralisation des visas ».
S&Ds will request a new point in the agenda of the next EP conference of presidents, based on art. 21 of the rules of procedure.
Given the investigation, Eva Kaili should be replaced as EP vice-president in order to protect the institution’s respectability & citizens’ trust
L’eurodéputée française Manon Aubry (gauche radicale) a exigé un nouveau débat sur le même sujet, en fustigeant samedi « le lobbying agressif du Qatar ».
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