Anthropologue, professeur émérite, Aix-Marseille Université (AMU)
Christian Bromberger does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organization that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.
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Rarement une équipe nationale aura participé à une Coupe du Monde dans un contexte aussi pesant que l’Iran cette année.
Le football est très populaire en Iran, où il a supplanté la lutte, qui fut longtemps le sport national. Son organisation est fortement tributaire de l’idéologie politique dominante. On a encore pu le constater au cours de ces dernières semaines : la participation de l’équipe nationale à la Coupe du Monde organisée au Qatar s’est déroulée dans un contexte marqué par le soulèvement en cours dans le pays, et le comportement des joueurs était scruté par les observateurs du monde entier.
Si certains d’entre eux ont cherché à exprimer leur soutien à leurs compatriotes révoltés contre le régime, ils ont rapidement été contraints de mettre leurs critiques en sourdine. Retour sur la place du football dans la République islamique, et sur les enseignements d’une compétition qui, pour les Iraniens, n’aura pas été comme les autres.
Pendant les années qui suivirent la révolution islamique de 1979, ponctuées par la longue guerre contre l’Irak (1980-1988), la crispation et le rejet de l’ordre international dominèrent la scène politique et sportive.
À partir des années 1995, une ouverture se profile. L’équipe nationale d’Iran se qualifie pour la Coupe du monde en 1998 (ce qui ne lui était plus arrivé depuis 1978), puis pour celles de 2006, 2014, 2018 et 2022. Malgré cette reprise des compétitions internationales, le pouvoir islamique continue d’exercer son influence sur le football : les stades, où se déroulent des compétitions d’hommes, sont interdits aux femmes (cette interdiction a duré 43 ans et ce n’est qu’en août 2022 qu’elle a été suspendue) ; la pratique féminine du football fait l’objet de controverses et ce n’est qu’en 2005 qu’est créée une équipe nationale féminine dont les membres ne peuvent cependant jouer qu’entièrement couvertes, y compris dans la chaleur de l’été.
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Autres signes de cette inféodation au pouvoir politique : les stades où peuvent s’exprimer des revendications autonomistes (par exemple à Tabriz, dans la province d’Azerbaïdjan) sont étroitement surveillés ; et après la performance décevante de l’équipe nationale de football au Mondial de 2006 en Allemagne, le président de la fédération est démis de ses fonctions par le gouvernement. Cette mesure, symbolisant l’inféodation du sport au pouvoir politique, suscita les protestations de la FIFA qui suspendit temporairement la fédération iranienne de football en novembre 2006, jusqu’à ce qu’une solution conforme aux statuts de la fédération internationale fût trouvée (ce qui fut le cas en décembre 2006).
Par ailleurs, des joueurs recrutés par des clubs étrangers et ayant accepté de disputer un match contre une équipe israélienne ont été sanctionnés par le gouvernement ; d’autres ont été rappelés à l’ordre en raison de leur tenue : vêtements trop près du corps, coiffure en queue de cheval…
Le football est donc un sujet éminemment politique, y compris pour les joueurs, a fortiori s’ils évoluent ou ont évolué à l’étranger et connu un autre régime politique. Ainsi, en juin 2009, pendant le match qualificatif contre la Corée du Sud, plusieurs joueurs, dont Ali Karimi – « le Maradona de l’Asie », qui avait joué au Bayern Munich – portèrent un bracelet vert en signe de protestation contre la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejâd et de soutien au « mouvement vert » – une grande vague de contestation déclenchée après le scrutin. À leur retour en Iran, ces joueurs furent exclus à vie de leurs clubs par les autorités iraniennes mais réintégrés après une intervention de la FIFA. Ces exclusions-réintégrations rythment la vie footballistique en Iran, et la participation de l’équipe nationale à la Coupe du Monde au Qatar, en pleine révolte contre le régime de Téhéran, a évidemment été un événement particulièrement chargé de sens de ce point de vue.
La politisation du sport est intensément plus vive et plus visible depuis que l’Iran est en proie aux manifestations déclenchées en réaction au tabassage à mort dans un commissariat de Téhéran, le 16 septembre 2022, de Mâhsâ Amini, qui avait été interpellée par la police des mœurs pour port incorrect du voile.
Le 27 septembre, à l’occasion d’un match amical contre le Sénégal en Autriche, les joueurs de l’équipe iranienne, dissimulant leur maillot sous une parka noire, refusèrent de chanter l’hymne national de la République islamique, Sorud·e melli-ye jomhuri-ye eslâmi-ye Irân.
Sardâr Âzmoun, la vedette qui joue au Bayer Leverkusen, fut probablement le promoteur de cette initiative. Peu avant, il avait écrit sur son compte Instagram :
« La [punition] ultime est d’être expulsé de l’équipe nationale, ce qui est un petit prix à payer pour même une seule mèche de cheveux d’une femme iranienne. Ça ne sera jamais effacé de notre conscience. Je n’ai pas peur d’être évincé. Honte à vous d’avoir si facilement tué le peuple et vive les femmes d’Iran. Si ces assassins sont des musulmans, que Dieu fasse de moi un infidèle. »
Cette prise de position courageuse n’entraîna pas l’exclusion d’Âzmoun, à la suite des interventions de la FIFA et de Carlos Queiroz, le sélectionneur de l’équipe. Toujours est-il que, contraints ou non, les joueurs serrèrent la main du président conservateur, adepte de la répression, Ebrâhim Raïssi, avant leur départ pour le Qatar, tandis que le Guide suprême, Ali Khâmene’i, déclarait que l’équipe « ne devait pas manquer de respect » à l’Iran.
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Le 21 novembre, cependant, alors que la répression ne cessait de croître, l’équipe ne chanta pas l’hymne national avant le match contre l’Angleterre (2-6) et plusieurs joueurs manifestèrent leur solidarité avec les insurgés. La veille, en conférence de presse, le défenseur Ehsân Hâjsafi exprima ses condoléances aux familles des personnes tuées et dit espérer « que les conditions changeront selon les attentes des gens ».
L’équipe se fit plus discrète lors des matchs suivants : en ouverture d’Iran-Pays de Galles (2-0), et d’Iran-États-Unis (0-1), elle chanta l’hymne national et les joueurs ne s’exprimèrent plus sur les réseaux sociaux à propos du mouvement de révolte. Craignaient-ils des représailles à leur retour, contre eux et contre leur famille ? Sans doute. Le Monde rapporte que le dernier match fut beaucoup plus contrôlé, par des agents iraniens en particulier, que les précédents. Devant le stade, des échauffourées éclatèrent entre partisans et opposants au régime. Des opposants furent frappés à la sortie du stade et un journaliste danois a été pris à partie par des supporters pro-régime alors qu’il les filmait attaquant des partisans du mouvement de contestation ; les forces de sécurité qataries l’ont brièvement arrêté – le Qatar entretient de bonnes relations avec l’Iran – et lui ont demandé d’effacer la séquence.
Les défaites de l’Iran suscitèrent des manifestations de joie dans plusieurs villes du pays. L’équipe nationale n’était-elle pas le symbole de la République islamique ? Mais il n’est pas sûr que dans un pays aussi patriote que l’Iran la défaite ait engendré une satisfaction unanime.
L’attitude de l’équipe iranienne et les réactions qu’elle a suscitées illustrent le dilemme auquel est confrontée aujourd’hui la majorité de la population : se taire, exécuter les ordres… ou se rebeller au risque d’être sanctionné, emprisonné, tué. Certains assument, avec un courage exemplaire, leur révolte contre ce régime inique et répressif. Le gouvernement a ainsi confisqué la maison que possédait à Téhéran Ali Karimi, désormais installé à Dubai, et qui soutient, comme par le passé, les manifestations et protestations contre l’État islamique.
Quant à Ali Daei, la grande gloire footballistique nationale, longtemps meilleur buteur, à l’échelle internationale, de l’histoire du football, il a décidé de ne pas se rendre au Qatar pour protester, à Téhéran même, contre la « répression meurtrière » des autorités iraniennes. Menacé à plusieurs reprises, Daei a vu sa bijouterie et son restaurant placés sous scellés, « à la suite de sa coopération avec des groupes contre-révolutionnaires » selon l’agence officielle Isna.
Et n’oublions pas, tout en risquant d’être incomplet, Voriâ Ghafouri, qui est kurde comme Mâhsâ Amini et est l’ancien capitaine d’Esteghlâl, un des deux clubs phares de Téhéran, qu’il fut contraint de quitter en raison de ses prises de position ; il dut rejoindre Fulâd, un club du Khouzistan, où il a été arrêté, le 24 novembre, « pour s’être livré à de la propagande contre l’État ». Décidément, le pouvoir islamique n’en a pas fini avec la mise au pas de ses footballeurs…
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