Très prometteurs, les anticorps à large spectre peuvent réagir avec la vaste majorité des particules du VIH pour provoquer leur destruction par l’organisme. Il s’agirait toutefois de le rendre capable de produire lui-même des anticorps aussi efficaces…
Cet article est le troisième de la série consacrée aux espoirs de la recherche sur le VIH-sida, à l’occasion de la célébration des 40 ans de l’identification du virus.
Les anticorps sont très certainement parmi les acteurs les plus efficaces et les plus populaires de notre système immunitaire. Ces protéines en forme de « Y; » empêchent en effet les agents pathogènes d’agir en se liant à certaines de leurs protéines de surface, mais aident aussi à les éliminer. Toutefois, les anticorps n’ont pas tous la même efficacité, notamment face aux virus. Certains peuvent stopper un type de virus donné, tandis que d’autres se montrent étonnamment polyvalents, capables de neutraliser de nombreux variants viraux. On appelle ces derniers des anticorps neutralisants à large spectre ou bNAbs. Et à l’Institut Pasteur, comme dans des dizaines de laboratoires à travers le monde, ce sont de véritables stars : on répertorie plus de 3 000 publications à leur sujet entre 2013 et 2023. « L’intérêt des anticorps à large spectre est majeur car ils sont puissants, efficaces à faible dose et généralement polyfonctionnels, confirme Hugo Mouquet, directeur de l’unité Immunologie humorale à l’Institut Pasteur. On pense que ce sont des outils cruciaux pour mettre au point de nouvelles thérapies dans le cadre de maladies chroniques (grippe, infection par le VIH-1, hépatite B…), comme ça été d’ailleurs le cas pour la Covid-19, mais aussi pour aider au développement de vaccins. »
Les anticorps neutralisants à large spectre contre le VIH ont été découverts dans les années 1990 chez des personnes vivant avec le VIH, qui seront nommées plus tard des patients « élites neutralisants ». Et les capacités de ces anticorps à reconnaître et à neutraliser de nombreuses souches du VIH ont immédiatement suscité l’intérêt des chercheurs, ces derniers voyant en eux LA solution pour venir à bout de ce virus multiforme. Les retombées ne seront pas instantanées, mais les recherches confirmèrent le potentiel de ces super anticorps, capables pour certains de neutraliser plus de 95 % des centaines de variants du VIH testés in vitro en laboratoire. Et pour cause, non seulement ces anticorps ont de bonnes capacités neutralisantes, les bras de leur « Y » venant se fixer sur certaines protéines conservées de l’enveloppe du virus et l’empêchant dès lors de pénétrer dans les cellules immunitaires, mais ils ont aussi de très bonnes capacités dites effectrices, le bâton de leur « Y » conduisant différentes cellules immunitaires à venir s’y accrocher et à détruire les virus ou les cellules infectées.
Les anticorps sont de véritables couteaux suisses du système immunitaire. Ils sont capables de neutraliser les virus circulants, entrants ou sortants des cellules cibles, d’éliminer les cellules infectées, et de stimuler les réponses immunitaires en formant des complexes avec les virus.
Hugo Mouquet Responsable de l’unité Immunologie humorale
« Les anticorps sont de véritables couteaux suisses du système immunitaire, résume Hugo Mouquet. Ils sont capables de neutraliser les virus circulants, entrants ou sortants des cellules cibles, d’éliminer les cellules infectées, et de stimuler les réponses immunitaires en formant des complexes avec les virus. » Pour comprendre en détail le mode d’action des anticorps neutralisants à large spectre, savoir ce qui les rend si opérationnels, Hugo Mouquet et son équipe identifient, reproduisent en laboratoire et caractérisent ces bNAbs anti-VIH en détail, un par un, depuis plus d’une quinzaine d’années maintenant. Un travail fastidieux quand on sait que des milliers d’anticorps neutralisants circulent dans le sang des patients élites, qui représentent environ 1 % des personnes infectées. Autrement dit, c’est dans une véritable « soupe d’anticorps » que les chercheurs doivent trouver les plus efficaces, ceux qui sont susceptibles d’être actifs contre une majorité de souches virales.
Une précision toutefois, ce ne sont pas les anticorps que les chercheurs vont aller « pêcher » parmi ceux qui circulent dans le sang, mais les lymphocytes B qui les produisent. Chaque lymphocyte B isolé permet en effet d’accéder à un ARN codant un anticorps unique. Les séquences codant pour l’anticorps sont ensuite insérées dans le génome de cellules humaines immortalisées qui, en se divisant, vont produire un grand nombre de copies conformes de cet anticorps dit « monoclonal » car provenant d’une seule cellule ou clone. « Lorsqu’on dispose d’une quantité suffisante d’anticorps monoclonal, on va le caractériser, établir sa carte d’identité : séquençage de gènes, identification des sites d’interactions avec le virus, affinité pour l’enveloppe virale, structure et interactions atomiques du bNAb avec l’enveloppe, ou encore activité neutralisante in vitro et in vivo dans des modèles animaux » décrit Hugo Mouquet. « À noter que ces types d’approches scientifiques et méthodologiques, débutés avec la recherche contre le VIH, ont été adoptés pour d’autres infections virales et ont par exemple permis de générer très rapidement des centaines d’anticorps monoclonaux contre le SARS-CoV-2 après le début de l’épidémie de Covid-19. »
Dans l’unité Virus et immunité à l’Institut Pasteur, dirigée par Olivier Schwartz, les propriétés antivirales de ces anticorps neutralisants à large spectre sont également étudiées in vitro.
L’équipe a ainsi pu décrire en détail le mode d’action de ces anticorps face au bourgeonnement viral qui se produit à la surface des cellules immunitaires infectées. « Nous travaillons depuis dix ans sur le mécanisme d’action des bNAbs et avons rapidement pu montrer leur efficacité à bloquer la transmission du virus de cellule à cellule. Plus récemment, en 2022, nous avons pu décrire avec Timothée Bruel, chercheur au laboratoire, que les anticorps neutralisants à large spectre venaient s’accrocher aux particules virales et formaient de véritables agrégats à la surface des lymphocytes CD4 », décrit Olivier Schwartz. « Ces agrégats empêchent dès lors le relargage des particules virales et la formation de synapses via lesquelles les virus sont transmis d’une cellule à l’autre. » Un phénomène de neutralisation qui a notamment pu être photographié avec un niveau de détail exceptionnel en microscopie électronique à balayage.
Les chercheurs de l’équipe s’intéressent également aux fonctions effectrices des anticorps à large spectre. Timothée Bruel a par exemple filmé en vidéomicroscopie les interactions entre des lymphocytes T infectés par le VIH, des anticorps neutralisants et des cellules tueuses naturelles (NK). Les images réalisées toutes les cinq minutes montrent comment les anticorps attirent et déclenchent la destruction des cellules infectées par les cellules NK via un processus de cytotoxicité cellulaire. « Lorsqu’on utilise des anticorps à large spectre, la destruction est plus efficace car les cellules NK établissent davantage de contacts avec les anticorps et la cellule infectée », explique Timothée Bruel. Ils ont aussi étudié comment les anticorps collaborent avec un autre acteur clé du système immunitaire, le système du complément.
Les complexes anticorps-virus pourraient en effet stimuler et éduquer le système immunitaire, et donc faire perdurer l’effet protecteur apporté par les anticorps.
Olivier SchwartzResponsable de l’unité Virus et immunité
Forts de toutes ces connaissances, les anticorps neutralisants à large spectre sont utilisés pour explorer de nouvelles approches thérapeutiques. En France, un essai clinique ANRS-RHIVIERA va ainsi débuter en 2023 avec les équipes d’Asier Sáez-Cirión et d’Hugo Mouquet à l’Institut Pasteur en coordination avec l’AP-HP, pour tester l’effet conjoint d’une trithérapie anti-rétrovirale et d’un cocktail de deux bNAbs à longue durée d’action chez des personnes nouvellement diagnostiquées durant la phase précoce d’infection par le VIH. « L’objectif est d’administrer précocement ces anticorps pour aider à diminuer le réservoir et favoriser le contrôle de l’infection après l’arrêt du traitement, avec l’espoir d’atteindre une rémission fonctionnelle », explique Hugo Mouquet. « Ce type de traitement peut également aider à évaluer l’effet dit vaccinal des anticorps », souligne Olivier Schwartz. Les complexes anticorps-virus pourraient en effet stimuler et éduquer le système immunitaire, et donc faire perdurer l’effet protecteur apporté par les anticorps. »
Côté vaccin, deux avancées majeures ont fait renaître l’espoir il y a une dizaine d’années. La première concerne le mode de formation de ces supers anticorps. En effet, en 2013, une équipe américaine démontre que les anticorps neutralisants à large spectre sont sculptés au fil du temps, en réaction aux mutations du virus, et qu’ils mettent parfois deux ou trois ans à atteindre leur forme définitive et leur pleine efficacité. En d’autres termes, il existe une coévolution entre le virus et les anticorps. « C’est une découverte très importante, atteste Hugo Mouquet. En 40 années de recherches, aucun vaccin n’a été capable d’induire la production d’anticorps à large spectre par l’organisme. Et c’est en partie parce que nous n’avions pas le bon mode d’emploi. Maintenant que l’on sait comment les bNAbs se développent, les chercheurs envisagent des vaccins qui vont guider la production de bNAbs, étape par étape, suivant ce qui se produit chez les sujets “élites neutralisants”. »
Autre aspect qui explique l’absence de résultat concluant en termes de vaccin : la complexité de forme des protéines virales. Ces dernières, indispensables pour impulser la fabrication des anticorps par le système immunitaire, possèdent en effet une multitude de repliements très difficiles à reproduire en laboratoire. Mais en 2016, des structuralistes et vaccinologistes américains ont réussi à fabriquer des protéines d’enveloppe virale recombinantes quasi identiques à celles exprimées à la surface du virus. « Obtenir des antigènes quasi-natifs et disposer du mode d’emploi des anticorps à large spectre, c’est la stratégie la plus prometteuse pour développer des vaccins induisant la production de bNAbs, avance Hugo Mouquet. D’ailleurs, des travaux récents ont démontré pour la première fois l’induction d’anticorps à large spectre efficaces chez l’animal grâce à ce type de stratégie vaccinale », conclut-il.